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« Continuons à rêver d’aviation, mais d’aviation propre »

Par le

Vous présidez la Fondation Solar Impulse qui promeut une écologie fédératrice et enthousiasmante. Quels sont ses objectifs et ses activités ?

Bertrand Piccard : Aujourd’hui, des solutions techniques existent pour être beaucoup plus propre et efficient, pour obtenir un meilleur résultat en consommant moins d’énergie et de matières premières. A l’heure qu’il est, la fondation Solar Impulse a déjà labellisé plus de 1 500 solutions allant dans ce sens. Notre cible, ce sont les politiciens, les industriels et le monde économique, qui doivent com – prendre que l’écologie n’est plus nécessairement quelque chose de rébarbatif, cher et sacrificiel : l’écologie peut au contraire créer de l’emploi, ouvrir de nouvelles opportunités commerciales et être économiquement rentable. Son nom fait directement référence au Solar Impulse, l’avion solaire avec lequel vous avez réussi le premier tour du monde sans carburant et sans émissions polluantes.

Quels enseignements en avez-vous tirés ?

BP : Cette aventure a clairement prouvé que les énergies renouvelables et les technologies propres pouvaient atteindre des buts a priori impossibles. Il faut se rappeler à quel point ce domaine paraissait anecdotique en 2002 quand j’ai commencé ce projet. Ce tour du monde a marqué un tournant dans la perception des gens. Depuis le succès de Solar Impulse, plus de six cents projets d’avions électriques ont vu le jour et j’ai pu lancer l’action de ma fondation axée sur les solutions. J’ai toujours dit que Solar Impulse ne servait pas à transporter des passagers mais à véhiculer un message.

Avez-vous d’autres projets du même type ?

BP : Je travaille actuellement sur deux grands projets. Le premier tour du monde avec un avion à hydrogène. À l’heure où tant de gens pensent que la décarbonation du secteur aérien est impossible, je veux montrer que c’est non seulement possible, mais enthousiasmant. Le second est un tour du monde en dirigeable solaire, avec un Zeppelin de 150 mètres de long, entièrement recouvert de cellules photo- voltaïques. Il s’agira à chaque fois de tours du monde sans escale et sans émissions polluantes. Mon ballon Breitling Orbiter 3 a certes volé sans escale, mais avec du propane. Solar Impulse n’avait aucun carburant mais a fait 16 escales. La prochaine étape est donc de faire le tour du monde sans escale avec zéro émission et uniquement de l’énergie renouvelable. Ce seront des occasions uniques pour parler aux écoles, aux universités, aux gouvernements et promouvoir toutes les solutions pour protéger l’environnement. Vous me direz que j’aime faire le tour du monde, et c’est vrai, parce que c’est le vol ultime. On ne peut pas faire plus et on ne peut pas faire mieux. Si vous voulez prouver la maturité d’une nouvelle technologie propre et durable, je pense que c’est la meilleure façon de le faire. C’est donc à cela que je travaille.

Le débat sur l’avenir du secteur aérien ne fait que commencer. Y-a-t-il une utilité économique et sociale à poursuivre son développement ?

BP : Même si vous arrivez à rationner les vols en France et dans quelques autres pays européens, cela ne servira à rien car le monde n’est pas prêt à suivre cette voie. 95 % de la population mondiale n’a qu’un souhait : se développer au maximum et voyager davantage. Vous allez simplement couper l’Europe du reste du monde et détruire un secteur économique fondamental. Mais il faut aussi du bon sens. Quand des millions de passagers prennent des avions low cost, simplement parce que c’est bon marché et non pas pour aller vers une destination précise, cela n’a aucune utilité et discrédite le transport aérien. Ceci dit, l’aviation est devenue un bouc émissaire, avec ses 3 % de participation aux gaz à effet de serre. C’est en effet beaucoup plus facile de taper sur le secteur aéronautique que de se retrousser les manches pour régler les plus gros problèmes du monde. Pendant ce temps on continue à faire du streaming vidéo alors que les technologies de l’information et de la communication sont plus polluantes que l’aviation. On achète des vêtements quand l’industrie de l’habillement contribue à hauteur de 7 % aux émissions, sans même parler de la mobilité routière et du secteur de la construction qui représentent ensemble plus de 50 %. Mais je ne suis pas dupe. Je pense que le comporte- ment du secteur aéronautique n’a pas amélioré sa perception par le public. Quand le monde se concentre sur l’Accord de Paris et les réductions par rapport à une base de référence de 1990, l’aviation met en place le CORSIA pour stabiliser les émissions à partir de 2020. Puis elle change pour prendre 2019 comme référence parce que le Covid en 2020 avait déjà réduit les émissions. Et tandis que le monde se concentre sur le zéro net, l’objectif à long terme de l’aviation est de réduire de moitié les niveaux de 2005 d’ici à 2050. Les gens veulent savoir ce que vous faites pour être durable aujourd’hui, pas en 2050. C’est une erreur psychologique de ne pas avoir lié les efforts de l’aviation aux objectifs de l’Accord de Paris.

Lire aussi : Quel avenir pour le transport aérien ?

La décarbonation de l’aviation est-elle techniquement crédible ? Par quels moyens et à quelles échéances ?

BP : L’industrie aéronautique a un problème aujourd’hui et a donc besoin de se remettre à innover comme elle l’a fait entre 1903 et 1969. L’optimisation a déjà permis de réduire la consommation et le bruit, tout en augmentant la sécurité, mais il faut qu’elle re- devienne disruptive. J’admire l’aviation pour sa capacité d’innovation. Il ne s’est écoulé que 66 ans entre les frères Wright et l’alunissage d’Apollo 11. Il n’y a aucune raison pour que l’aviation ne devienne pas propre dans 15 ans. La technologie donnera certaines réponses. Les batteries ne sont pas suffisamment avancées pour alimenter les gros avions commerciaux mais cela commence déjà pour les avions de tourisme et les petits porteurs. Une compagnie aérienne assurant la liaison entre Vancouver et Victoria au Canada est en train de se convertir à l’hydravion électrique. Et quand je vois Airbus se lancer dans l’aviation à hydrogène, je pense sincèrement qu’il y arrivera. Dans le cadre de notre travail avec Air France, nous avons identifié les moyens existant déjà aujourd’hui pour réduire les émissions d’environ 20 %, tels que SkyBreathe, un logiciel qui conseille aux pilotes des stratégies de vol en fonction des conditions pour diminuer leur consommation de carburant, les approches en descente constante, les itinéraires directs, les tracteurs électriques sur les pistes, l’alimentation des avions en électricité par l’aéroport pour pouvoir couper les APUs, etc. Encore faut-il que tout cela soit implémenté partout. Il y a beaucoup de choses qui pourraient être faites aujourd’hui, mais c’est difficile à réaliser. Les contrôleurs aériens ne veulent pas changer leurs procédures, et c’est comme ça partout. C’est peut-être plus technologique pour l’aviation, mais même là, il s’agit en grande partie de changer les mentalités et les vieilles habitudes. Mais en attendant les avions à hydrogène ou à bio-carburants, il faut compenser les 80 % d’émissions restantes. La critique selon laquelle l’aviation ne paie pas ses externalités est juste. Au fur et à mesure que la technologie permettra une réduction supplémentaire de CO2, la quantité de compensation nécessaire diminuera jusqu’à ce que l’aviation fonctionne véritablement sur la base d’une technologie durable. Ce n’est pas une excuse de dire qu’il n’y a pas assez de compensations de qualité. Il est possible d’en trouver, en particulier aujourd’hui où il y a tant d’argent à la recherche de bons investissements.

Ne va-t-on pas au devant de nouveaux problèmes ? L’hydrogène, par exemple, rejette de la vapeur d’eau et certains mettent en avant les effets non CO2.

BP : L’activité humaine créera toujours un certain impact sur l’environnement et il faut tout faire pour le minimiser. En ce sens, l’hydrogène parait une bonne solution puisqu’il peut être produit de façon décarbonée avec des sources d’énergies renouvelables. Son utilisation dans des piles à combustible pour faire tourner des moteurs électriques ne produit pas non plus d’émissions polluantes. Quant à la vapeur d’eau, il faudra surveiller cet aspect de près. Peut-être que les altitudes de vol devront être modifiées pour que cette vapeur d’eau se mélange aux nuages existants. Mais n’oublions pas un autre facteur : les trainées des avions protègent la terre du réchauffement pendant la journée et ne créent un effet de serre que la nuit. C’est donc la résultante qui importe. En ce qui concerne les constructeurs, le réservoir pour maintenir l’hydrogène liquide à -253 °C pose un problème de volume. Aujourd’hui, nous transportons les passagers dans le fuselage et le carburant dans les ailes. Avec l’hydrogène, ce sera probablement l’inverse. Quelle que soit la manière dont vous envisagez d’utiliser l’hydrogène, cela nécessitera des changements de conception majeurs et une flotte entière- ment nouvelle. Airbus y travaille déjà.

Les SAF vont demander beaucoup d’électricité et de biomasse. Ces ressources seront-elles disponibles ? Ne faudrait-il pas les réserver à d’autres usages ?

BP : Les déchets ménagers, agricoles ou fermiers produisent spontanément du méthane, qui est 28 fois plus pénalisant que le CO2 en terme d’effet de serre. Utiliser leur fermentation ou leur distillation pour produire du biogaz ou du carburant est une bonne approche, car cela réduit le méthane en CO2. Mais il n’y aura pas assez de déchets pour produire des quantités suffisantes de carburant. On parle alors de capter du CO2 dans les cheminées d’usine et de le combiner à de l’hydrogène propre pour reconstituer des chaines d’hydrocarbure, semblable au kérozène. Mais ici, la neutralité carbone est plus que contes- table, puisqu’on remet dans l’atmosphère du CO2 qui en avait été extrait et qu’on aurait pu séquestrer sous terre. Les partisans des SAF répondent à cette critique en disant que personne ne dépensera de l’argent pour capturer du CO2 si ce n’est pas pour l’utiliser de façon rentable. En fait, tout dépendra du prix du CO2 fixé par la législation.

Lire aussi : Notre étude sur les Carburants d’aviation durables (SAF)

Pensez-vous que l’industrie européenne soit en capacité de répondre aux défis technologiques de l’aviation durable ?

BP : Les constructeurs certainement, quand vous voyez les engagements d’Airbus. Mais c’est surtout la législation qui doit évoluer. Il faut absolument que la totalité des externalités en pollution et en CO2 soit ré- percutée dans le prix de chaque billet. C’est quelque chose que l’Europe peut très bien décider et cela ne pénalisera personne, au contraire, puisque cela dégagera des moyens financiers pour des projets écologiques. Il ne faut surtout pas imaginer que des passagers ne viendront plus dans nos pays à cause de cela. Le prix des billets est tellement variable et obscur, qu’ils ne s’en rendront même pas compte !

Bertrand Piccard et Brian Jones survolant les Alpes suisses après avoir décollé pour
tenter le premier tour du monde en ballon le 1er mars 1999 avec le Breitling Orbiter 3.
©Famille Piccard

La politique européenne qui se met en place, avec la fin des quotas gratuits alloués aux compagnies aériennes et la publication du règlement ReFuelEU, vous paraît-elle appropriée et suffisante ?

BP : Je pense qu’il y a toujours moyen d’en faire plus. Pourquoi ne pas s’engager à être totalement neutre en carbone à partir d’aujourd’hui en compensant 100 % des émissions ? Cela ne coûterait que quelques euros par trajet court. Il s’agirait simplement d’intégrer les coûts externes. Ce serait comme payer les coûts de re- cyclage dans le prix d’achat initial d’un appareil. Si le prix d’achat inclut le coût des externalités, personne ne peut se plaindre. Cela contribuerait à promouvoir l’industrie en tant que secteur durable. J’aime l’aviation et je souffre chaque fois que le secteur est attaqué. Lorsqu’un aéroclub local risque de fermer ses portes parce que le maire ne veut pas que les enfants rêvent de voler, je me dis que l’industrie doit faire quelque chose de plus pour protéger son avenir. Pendant des milliers d’an- nées, l’humanité a rêvé de voler. Aujourd’hui, continuons à rêver d’aviation, mais d’aviation propre.

Comment faire en sorte que d’autres espaces géographiques dans lesquels l’aviation se développe massivement, s’alignent sur la volonté de l’Europe et ne viennent pas mettre en danger la compétitivité de nos compagnies aériennes et de notre industrie ?

BP : L’Asie, l’Amérique et l’Afrique ne vont pas for- cément s’aligner sur l’Europe, mais leurs vols arrivant ou partant d’Europe seront obligés de s’acquitter des taxes européennes. A eux de décider s’ils veulent ou non répercuter ces taxes sur le prix des billets. Pour sa survie, le secteur aérien européen doit demander aux gouvernements des réglementations modernes. Il doit éviter les distorsions de concurrence et apporter des certitudes aux investisseurs. Il est certain que les gouvernements avancent plus lentement que l’industrie. Mais cela n’est pas propre à l’aviation. Les gouvernements ont besoin d’aide. Ils fixent des objectifs, mais ne connaissent pas les solutions pour les atteindre. C’est une chose que nous faisons beau- coup à Solar Impulse ; nous indiquons aux gouvernements les solutions disponibles pour qu’ils puissent être plus ambitieux de manière réaliste.

L’enthousiasme des jeunes pour l’aviation est-il intact ? Avons-nous toutes compétences nécessaires ? Peut-on recommander aux jeunes de faire carrière dans l’aviation ?

BP : L’aviation n’est pas le seul secteur à menacer son avenir s’il n’évolue pas : il y a aussi l’automobile, l’énergie, la construction, la métallurgie, l’agriculture… Toutes ces industries ont besoin d’emplois qualifiés pour réussir leur transition. Il faut donc encourager les métiers du futur, ceux qui permettent de moderniser notre monde pour le rendre plus propre, plus efficient. Il faut faire comprendre aux jeunes que la transition écologique est une opportunité de renouveau, pour nos économies, notre éducation, nos ambitions professionnelles, notre santé, de façon à ce qu’ils se mettent à crier « solutions, solutions » au lieu de « problèmes, problèmes ».

Bertrand Piccard
Bertrand Piccard
président de Solar Impulse
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