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« La transition énergétique et numérique n’a de valeur que si elle s’inscrit dans un projet politique » – Jean-Paul Delevoye (Haut-commissaire à la réforme des retraites)

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Grand entretien avec Jean-Paul Delevoye, Haut-commissaire à la réforme des retraites et ancien président du Conseil économique, social et environnemental (CESE) de 2010 à 2015. Jean-Paul Delevoye a aussi notamment occupé la fonction de médiateur de la République de 2004 à 2010, il a présidé l’Association des maires de France de 1992 à 2002 et a été ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’État et de l’Aménagement du territoire de 2002 à 2004.

Vous avez qualifié à plusieurs reprises la transition énergétique et numérique de « défi du siècle ». Quels en sont les tenants et les aboutissants ?

Jean-Paul Delevoye : La communauté mondiale se trouve à un tournant majeur et doit relever le défi du changement climatique. Le rapport récent du GIEC en témoigne et tire un signal d’alarme clair. Les en­jeux deviennent mondiaux, les marges de manoeuvre de chaque pays en matière de régulation se réduisent. Les actions doivent être menées globalement et de manière concertée à l’échelle planétaire.

La transition énergétique et numérique constitue le défi du siècle car elle est également, au-delà de son intérêt environnemental, une source de croissance indéniable. Pour que des changements puissent avoir lieu de façon effective, les choix opérés doivent être rentables. Dans un monde globalisé, rien ne pourra se faire en négligeant les paramètres économiques.

Quelles actions et solutions innovantes rentables et créatrices de richesses doit-on privilégier pour développer la transition énergétique ? Telle est la question cruciale à laquelle nous sommes confron­tés. Un système d’évaluation des politiques publiques doit être mis en place pour aller vers les solutions les plus pertinentes en termes de réduction des émis­sions de CO2 et de rentabilité. Il s’agit bien entendu de favoriser les innovations et les nouvelles techno­logies qui permettent de répondre à de nombreux défis énergétiques et environnementaux mais il est incontournable de s’interroger sur les choix et les options politiques actuels pour répondre à l’urgence de la situation. Les énergies renouvelables dans leur ensemble se développent depuis plusieurs années et plus particulièrement les énergies renouvelables élec­triques (éolien, photovoltaïque, hydraulique) qui sont les plus décarbonées. Ce phénomène est appelé à s’ac­centuer avec le déploiement de la loi relative à la tran­sition énergétique pour la croissance verte (LTECV) et les exigences accrues de l’Union européenne en matière d’énergies renouvelables.

La France compte une grande diversité de territoires aux potentiels différents. Comment peut et doit s’articuler la transition énergé­tique et numérique dans une telle disparité ter­ritoriale ?

J.-P. D. : La transition énergétique et numérique n’a de valeur que si elle s’inscrit dans un projet poli­tique. Il s’agit d’avoir une vision politique en s’adap­tant aux cultures et aux réalités locales. La bataille sur l’attractivité des territoires bat son plein et est au centre du déploiement de la transition énergétique et numérique. L’attractivité d’un territoire est intrinsè­quement liée à l’environnement. Un territoire est et sera attractif si la qualité de son air et de son eau est bonne et s’il est en capacité de fournir une énergie propre. Notons au passage que l’énergie utilisée devra de plus en plus être issue de production individuelle.

Il faut casser le mythe de l’égalité des territoires et analyser plutôt le potentiel de chacun d’entre eux afin de s’adapter au mieux à son contexte et d’y dévelop­per des solutions pertinentes et cohérentes. Le numé­rique chamboule le rapport entre les individus et le territoire. La puissance d’attractivité d’un territoire n’est plus seulement liée à son potentiel intrinsèque mais à sa capacité à attirer l’intelligence du monde entier et à inciter les financiers à y investir.

En quoi l’écologie peut servir la démocra­tie et lui donner un nouvel élan ?

J.-P. D. : L’étymologie du mot « écologie » vient du grec oikos « maison » et logos « science, étude, discours », l’écologie signifie littéralement l’étude de l’habitat. En extrapolant, elle peut être considérée comme la recherche d’une maison commune viable et durable. Dans cette perspective, la transition éner­gétique et écologique doit favoriser la relation et le bonheur entre les hommes. Le système libéral pose le progrès économique comme base de progrès social, avec la démocratie garante de l’équilibre du système. La démocratie recule actuellement car le progrès éco­nomique ne garantit plus le progrès social. Il existe une souffrance sociale qui peut constituer un vrai péril. Nous allons devoir passer d’une société de la performance à une société du bonheur et de l’épa­nouissement au profit d’un projet collectif.

Le milieu urbain va perdre sa primauté. Les ci­toyens souhaitent concilier performance écono­mique – dynamisme économique, emploi, R&D… – et qualité de vie. La performance n’est plus la priorité, l’épanouissement et le bien-être deviennent essen­tiels. La concurrence entre les territoires va se jouer sur la qualité de vie.

Comment intégrer ces paramètres à un projet politique ?

J.-P. D. : Nous vivons un moment fabuleux d’accélé­ration des possibles pour l’être humain. Une nouvelle philosophie politique qui fait rêver doit s’imposer. Le combat visant à changer les comportements énergé­tiques de chacun peut générer une vision et des com­portements positifs. Dans un tel contexte, la vision du futur devient positive et les citoyens deviennent des partenaires. L’énergie devient alors un vecteur de lien et de cohésion. Les neurosciences expliquent que l’in­né compte moins que l’environnement, le contexte de vie. Il faut donc changer l’environnement des hommes pour que les hommes changent.

Comment les collectivités peuvent-elles contribuer au déploiement de la transition énergétique et numérique ?

J.-P. D. : Le défi principal pour les collectivités consiste à s’inscrire dans une démarche de pédago­gie des enjeux pour que chaque habitant comprenne les raisons pour lesquelles il doit être acteur du changement. Nous l’avons déjà fait à l’époque pour le tri des déchets et le recyclage. Les possibilités et les démarches sont multiples afin de faire preuve de pédagogie sur les enjeux et développer l’intelligence collective de l’action individuelle : débats dans les écoles, cafés citoyens, lettres d’information… Il va falloir apprendre dès le premier âge à préserver l’éner­gie. La transition énergétique est avant tout corrélée au changement des comportements et à la mobilisa­tion citoyenne.

Trois paramètres constituent l’environnement d’un individu : l’avenir, l’autre, le territoire. La transition énergétique peut faciliter l’alchimie entre ces trois paramètres. En effet, la transition énergétique a pour objectif d’améliorer l’espace en créant un meilleur en­vironnement et une meilleure qualité de vie dans les territoires. Cela, en faisant de l’autre un partenaire et non plus un concurrent dans une logique durable qui rend l’avenir plus serein. C’est tout un rapport au monde qui peut évoluer et changer avec la transition énergétique.

Quels sont les arguments à mettre en avant afin de sensibiliser les citoyens et de les faire adhérer à la transition énergétique ?

J.-P. D. : L’acceptation des citoyens est là. Les ci­toyens changent leurs comportements et adoptent le numérique alors que l’administration fait preuve d’une lente adaptation. Il y a un décalage de tempora­lité dans l’appropriation de cet enjeu majeur.

L’homme qui a cherché à faire reculer ses limites en allant par exemple sur la Lune découvre depuis quelques années la finitude des énergies fossiles. Cette prise de conscience renvoie à deux questions essentielles. Quel regard portons-nous sur la nature ? Et quel regard portons-nous sur l’humain ? Le regard sur les énergies dépend et dépendra du regard sur l’humain et de la place que nous lui conférons.

Afin de sensibiliser les citoyens, il faut insister sur la notion de fragilité de l’environnement pour leur donner la volonté de se mobiliser et de se battre pour eux-mêmes et pour les générations futures. Il est également indispensable d’expliquer que chacun est responsable de l’autre même si cet autre est loin ou ne fait pas partie du même cercle. Agir local, penser global, telle est l’idée à défendre et à mettre en avant. Quand je modifie mon comportement, j’améliore les conditions de vie dans le monde entier, même pour des populations éloignées géographiquement.

Nous ne sommes plus dans une société de l’obéis­sance mais dans une société de l’émancipation et de l’adhésion, les élus locaux doivent en avoir conscience pour mener des actions efficaces. L’aventure collec­tive ne peut plus se faire avec une élite qui décide pour les autres. C’est dans une dynamique collective qu’une évolution peut avoir lieu. Cela passe par la pédagogie, la pertinence de la transition énergétique doit être comprise pour donner lieu à une large adhé­sion citoyenne.

Quelles limites doivent être posées pour que l’humain reste une priorité ?

J.-P. D. : Il y a des limites à poser au transhuma­nisme qui prévaut à l’heure actuelle avec l’avène­ment des nouvelles technologies et du numérique. Le transhumanisme est un mouvement qui prône l’usage des sciences et des techniques afin d’amélio­rer la condition humaine, notamment par l’augmen­tation des capacités physiques et mentales des êtres humains. C’est la première fois que l’homme a créé des outils et des technologies qui dépassent son en­tendement. L’homme doit rester un être relationnel et garder sa dimension transcendantale, pour rester un homme libre et responsable de ses choix. La cohésion collective est et sera également une priorité en proté­geant les plus vulnérables et les plus fragiles dans une société en pleine mutation.

La transition énergétique et numérique n’a aucun intérêt si aucun cap et ni aucuns nouveaux arbitrages ne sont fixés. Des contradictions apparaissent et n’au­ront de cesse de se démultiplier dans un contexte d’innovation rapide qui met tout en mouvement constant. La recherche se focalise à juste titre sur la suppression des énergies fossiles en faisant la part belle à l’intelligence artificielle. Cependant, l’intelli­gence artificielle est elle aussi consommatrice d’éner­gie, à l’instar de Facebook pour ne citer que ce réseau.

Les collectivités ont-elles les moyens d’agir ?

J.-P. D. : La différence entre un entrepreneur, un administratif et un politique, c’est que l’entrepreneur cherche les moyens pour agir. Parfois, les adminis­tratifs et les politiques se retranchent derrière le manque de moyens. Nous assistons cependant à un changement de culture chez les habitants et aussi chez les élus qui leur emboîtent le pas. La politique doit traduire en rêve des démarches et des initiatives purement techniques.

La mobilité propre, avec notamment le développement du véhicule électrique, est un maillon essentiel de la transition énergétique et numérique. Son déploiement est-il satisfai­sant ?

J.-P. D. : Le débat sur la mobilité ne se réduit pas à un combat entre véhicules fossiles ou thermiques et véhicules propres ou électriques. La question fonda­mentale consiste à s’interroger sur les moyens et les solutions de mobilité à mettre en oeuvre. La mobili­té va au-delà du véhicule. La technologie numérique transforme certes la mobilité des hommes avec les véhicules autonomes mais elle facilite aussi par exemple la mobilité des pensées et des idées avec no­tamment les MOOC (Massive Open Online Courses ou cours en ligne ouverts à tous) qui donnent accès au savoir et à la culture au plus grand nombre. Encore une fois, il faut penser et agir globalement.

En quoi l’intelligence artificielle contribue à la transition énergétique et à l’attractivité de l’énergie ? Quel est l’apport des data ?

J.-P. D. : L’attractivité de l’énergie passera par l’observation d’indicateurs : la réduction des émissions de CO2, les durées d’effacement lors desquelles des appareils do­mestiques peuvent être déconnectés à distance par le gestionnaire d’énergie dans un quartier, l’évolution de la santé… pour ne citer qu’eux.

La multiplication des capteurs publics ou domes­tiques génère des volumes de données qui doivent être traitées pour que les politiques suivies collent à la réalité des comportements d’un public connecté qui veut devenir acteur de son destin. L’enjeu de l’énergie consisterait donc bien à connecter les individus.

ENTRETIEN AVEC
Jean-Paul Delevoye,
Propos recueillis par Laurent Jacotey

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