Dans son bilan du fonctionnement du système électrique pour le premier semestre 2024, RTE estime que le contexte actuel conduit à un très haut niveau de sécurité d’alimentation. Les difficultés rencontrées au cours des hivers passés sont-elles derrière nous ?
Thomas Veyrenc : Nous sortons d’une succession de deux épisodes – la crise sanitaire puis la crise énergétique consécutive à la guerre menée par la Russie en Ukraine et aux difficultés rencontrées par notre parc nucléaire – durant lesquels le système électrique a connu des perturbations importantes.
RTE a publié à la mi-novembre sa traditionnelle analyse du « passage de l’hiver ». Elle confirme une forte amélioration des conditions de sécurité d’approvisionnement par rapport à celles des années passées. En effet, les premiers mois de l’année 2024 ont prolongé les évolutions amorcées en 2023, c’est-à- dire un net rétablissement de la production nucléaire (sans qu’elle ait retrouvé ses standards historiques), une production hydraulique au plus haut, un développement continu de la production renouvelable et une consommation qui demeure en retrait par rapport à ses niveaux d’avant crise (environ -7 % par rapport à la moyenne 2014-2019). Nous avons récemment détaillé ce nouvel équilibre dans notre bilan du premier semestre 2024.
Concernant les prochaines années, nous suivrons attentivement le moment où la consommation s’infléchira à la hausse et l’ampleur de cette inflexion, ainsi que la poursuite du rétablissement puis de l’augmentation de la production d’électricité bas carbone (déploiement des renouvelables et disponibilité du nucléaire). Le développement des flexibilités sera incontournable : il faudra pour cela envisager la construction de moyens d’ultra-pointe, et réussir le « plan de passage à l’échelle » que nous avons proposé dans notre récent Bilan prévisionnel 2023. Il s’agit de donner la preuve que ces flexibilités peuvent changer la donne dans l’équilibrage du système.
Vous notez également que les épisodes de prix négatifs se multiplient, en France, mais aussi en Espagne et en Allemagne. Avait-on prévu un tel phénomène ? Comment y répondre ?
T. V. : La croissance du nombre de situations de prix négatifs ne doit pas nous étonner : elle était anticipée dans les simulations et constitue la réaction « normale » d’un système confronté à une consommation faible, à des contraintes sur la modulation du parc de production conventionnel et à une importante production renouvelable non pilotée.
Les moyens pour traiter ces situations sont bien identifiés : la flexibilité du parc de production, et notamment du nucléaire qui joue en France un rôle essentiel pour gérer la variabilité de la demande, le développement des flexibilités de consommation et du stockage pour consommer lors des heures les plus susceptibles de conduire à des prix négatifs. Réformer les mécanismes de soutien aux renouvelables ne doit pas être tabou : il est important qu’elles prennent leur part dans l’ajustement du système, comme elles l’ont fait cet été sur le mécanisme d’ajustement sur ordre de RTE.
On ne découvre pas que l’éolien et le solaire sont des énergies variables ou intermittentes – choisissez votre vocabulaire : il faut faire avec et construire un système qui permette de les intégrer. C’est indispensable, car toutes les études prospectives sur la neutralité carbone concluent à la nécessité de développer massivement la production d’électricité décarbonée. Notre dernier Bilan prévisionnel montre qu’on ne peut réussir l’objectif 2030 sans nucléaire et sans davantage de renouvelables.

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La croissance attendue de l’électrification des usages tarde à se manifester. Comment l’expliquez-vous et comment RTE peut-il y contribuer ?
T. V. : Je suis parfois abasourdi par cette discussion. Comme si certains, qui avaient jugé évident que la consommation ne pouvait qu’augmenter, semblent découvrir que la tendance baissière que nous anticipions en 2017 était bien ancrée, que l’électrification prendrait du temps à se concrétiser.
Notre bilan du premier semestre 2024 a confirmé que la baisse de la consommation observée depuis l’automne 2022 s’est maintenue depuis. Une partie des économies d’énergies réalisées lors de l’hiver 2022- 2023 semble acquise du fait de la sensibilisation sur les risques et de l’augmentation des prix de l’électricité. L’effet de ces crises a en outre réduit la demande de certains secteurs économiques.
Pour l’avenir, notre position reste la même : la consommation s’infléchira à la hausse, dans des proportions et à un moment qui demeurent incertains, d’où la nécessité de considérer plusieurs scénarios. Pour que cette électrification s’enclenche véritablement, le prix de l’électricité doit cependant être compétitif face à celui des énergies fossiles. À cet égard, la baisse des prix de marché est une bonne nouvelle, mais pas l’augmentation de la fiscalité. Résistons donc à la facilité de remettre en cause un plan de transformation de long terme au nom d’une tendance de quelques mois, et travaillons sur les conditions concrètes pour électrifier.
Le système électrique est-il prêt à accueillir le développement des pompes à chaleur et des véhicules électriques ?
T. V. : Absolument, et c’est indispensable. Rappelons-nous que le secteur des transports est aujourd’hui le plus émetteur et énergivore et que son électrification permettra des économies très significatives de carburants : on regarde souvent les investissements nécessaires, mais moins les gains pour notre balance commerciale, jusqu’à 35 % des importations de pétrole de la France dès 2035. Hors secteur aérien et maritime, le volume d’électricité nécessaire, moins de 50 TWh en 2035 pour les voitures, bus et camions, peut être assuré par une augmentation de la production bas carbone. La décarbonation du secteur des bâtiments constitue une autre priorité car il représente 18 % des émissions nationales. Les leviers sont bien identifiés : amélioration de l’isolation des bâtiments, sobriété et remplacement des chaudières au fioul ou au gaz par des alternatives bas carbone comme les pompes à chaleur (PAC), qui peuvent se déployer sans accroître la consommation d’électricité.
L’effet de ces nouveaux usages sur la pointe fait souvent l’objet de débats très tranchés, souvent instrumentalisés. Nous avons analysé une trentaine de configurations dans notre Bilan prévisionnel : dans notre trajectoire de référence, la pointe liée au chauffage augmente d’environ 6 GW en 2030 mais cette hausse est « absorbable » par le système électrique. Nous connaissons les leviers pour gérer la pointe et nous pouvons concentrer les efforts sur les bâtiments les plus énergivores.

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Parmi les moyens de flexibilité souvent évoqués, figurent les batteries. Quelle place vont-elles prendre ? Quel rôle peut jouer le V2G que de grands constructeurs commencent à promouvoir ?
T. V. : Le stockage par batteries jouera un rôle croissant pour la flexibilité : dans notre scénario de référence, nous identifions la nécessité d’en développer plusieurs gigawatts à l’horizon 2030 pour satisfaire les besoins du système.
Les batteries sont particulièrement indiquées pour stocker l’énergie abondante en milieu de journée et la restituer le soir. En pratique, il s’agit d’un service proche de celui offert par la flexibilité de consommation qui peut par ailleurs présenter des coûts inférieurs, ce qui implique que l’intérêt du déploiement des batteries dépend aussi du degré de mobilisation de la flexibilité de consommation.
La pertinence du pilotage de la recharge pour réduire la consommation lors des pointes est indéniable. Le vebicle-to-grid est intéressant, mais des incertitudes sur son modèle économique et son acceptabilité persistent : le développer est un plus, mais pas une obligation.
L’hydrogène, avec l’objectif de 6,5 GW d’électrolyseurs en 2030, continue à faire débat. Vous avez fait beaucoup d’études mais voyez-vous se concrétiser des projets à la hauteur de cet objectif ?
T. V. : J’ai toujours dit que le développement ex nibilo d’un système de production et de livraison d’hydrogène bas carbone représentait l’un des principaux défis de la stratégie française énergie-climat.
Son modèle n’est pas stabilisé : écosystèmes locaux ou réseaux d’imports depuis les pays tiers, production en bande ou flexible, production d’hydrogène ou de dérivés ? Nous avons étudié ces configurations sans euphorie ou critique : il existe un juste milieu avec une place claire pour l’hydrogène dans les secteurs les plus difficiles à électrifier.
Nous voyons beaucoup de projets de production d’hydrogène mais peu de décisions d’investissement faute de modèle économique viable. Nous nous attendons donc à un démarrage prudent et à une courbe d’apprentissage encore longue.
RTE a lancé une consultation publique sur le schéma décennal de développement du réseau (SDDR). Il est très probable que les besoins de renforcement des réseaux vont se trouver confirmés. Comment pensez-vous pouvoir financer ces besoins ?
T. V. : C’est un dossier capital. La sortie des énergies fossiles implique un système électrique beaucoup plus développé, ce qui ne sera pas possible avec le réseau actuel. Ses deux dernières grandes vagues de développement remontent en effet à la reconstruction du pays consécutive à la seconde guerre mondiale puis au développement du parc nucléaire. Cette structure historique est un atout, mais elle est insuffisante pour augmenter la production, décarboner l’industrie et réindustrialiser, alimenter les centres industrialo-portuaires et les métropoles. Par ailleurs, le réseau vieillit, il doit être rapidement renouvelé et adapté au changement climatique.
Cela implique un grand plan d’investissement, que nous sommes en train de finaliser. Le cœur du réseau est la résultante de nos choix énergétiques, mais il est aussi ce qui les rend possibles et il doit être anticipé. Les sommes à investir sont importantes, mais notre plan repose sur des principes de priorisation et de mutualisation pour engager d’abord les investissements les plus utiles et bénéficiant à un grand nombre d’acteurs. Nous passons en revue, territoire par territoire, les investissements à réaliser. Certains sont des courses contre la montre et impliquent des restructurations du réseau.
Le financement passera essentiellement par la dette. RTE emprunte à coûts bas et l’investissement sera amorti sur le temps long : il importe de fixer dès maintenant un cadre qui le rende possible.
Au niveau européen, la nécessité de mettre en place un grand programme réseaux au cours de la mandature qui commence est généralement reconnue. Quels devraient être les actions essentielles d’un tel programme ?
T. V. : Pendant plusieurs années, l’attention des instances européennes s’est essentiellement concentrée sur la production d’électricité et le cadre de marché mais il existe désormais une prise de conscience du rôle crucial des réseaux. C’est une très bonne chose, mais cette question demeure encore trop souvent vue sous l’angle des interconnexions transfrontalières. Or c’est de plus en plus le réseau interne de chaque pays qui peut constituer un facteur limitant et une source de surcoûts, comme en Allemagne depuis plusieurs années. Renforcer nos interconnexions ne suffira pas sans renforcer notre cœur de réseau.
Au-delà du Grid action plan, le rapport de Mario Draghi aborde les bonnes questions : accent sur les réseaux, sécurisation des approvisionnements en matériels et financement.
Pour mener ces investissements, l’appareil industriel et la main-d’œuvre doivent être à la hauteur. L’industrie nationale et même européenne vous semble-t-elle prête ?
T. V. : C’est une vraie question. Face à la baisse des investissements depuis la fin des années 1990, comme dans celle de la défense, l’industrie des matériels électriques en Europe a réduit la voilure et s’est spécialisée dans des productions de pointe. Or, nous faisons désormais face au défi de la massification, et nous sommes déjà confrontés à un goulet d’étranglement entre d’un côté une forte demande mondiale d’équipements et de l’autre une capacité de production limitée en Europe.
Inversement, notre plan est une chance pour l’industrie européenne et française en particulier. Lorsque nous signons un contrat de 4,5 milliards d’euros pour les premières plates-formes en mer à courant continu, cela représente des centaines d’emploi en CDI à Saint-Nazaire. Lorsqu’à l’issue de notre consultation publique, nous annonçons une nouvelle politique achats, nous répondons aux attentes de nos fournisseurs : gamme de produits restreinte et standardisée, engagements de long terme, volumes fermes, clauses environnementales qui font la différence.
En échange, nous souhaitons des accords sur les prix, les volumes et la localisation de la production pour gagner la bataille du « passage à l’échelle ».
Quelles sont les principales tendances d’innovation susceptibles d’améliorer la résilience et les performances du réseau électrique ?
T. V. : Ces dernières années, nous avons cherché à pousser plus loin l’optimisation du réseau, via des automates et la généralisation du monitoring sur les ouvrages. Il en a résulté des gains en matière d’investissement. Aujourd’hui, beaucoup de travaux visent à poursuivre ces gains, mais également à minimiser l’empreinte « matières » du réseau et à l’adapter au changement climatique. Il s’agit notamment de pousser plus loin le recyclage de l’acier, du cuivre et de l’aluminium de nos pylônes et câbles. Notre prochain SDDR abordera dans le détail ces questions.