La période actuelle est plus que jamais marquée pour les entreprises françaises par la préoccupation de compétitivité. Peut-on la concilier avec les exigences environnementales et notamment la lutte contre le réchauffement climatique ?
Patrick Martin : La transition écologique figure en haut des priorités des entreprises. Il s’agit avant tout de bâtir un agenda axé sur des solutions pour réaliser les transitions énergétiques et environnementales, avec comme ligne directrice la croissance responsable. L’atteinte de cet objectif relève d’un principe de base : sans croissance, il n’y aura pas de décarbonation, pas d’innovation, pas de réindustrialisation et moins de souveraineté pour notre pays.
Nous devons maintenir notre niveau d’ambition sur la transition écologique car il n’est pas question de renoncer à nos objectifs de décarbonation. Cette préoccupation est partagée par l’ensemble des entreprises françaises engagées dans cette transition. Il est cependant nécessaire de questionner la meilleure manière d’atteindre ces objectifs et d’être attentif à la qualité des politiques publiques en matière de transition écologique. L’heure est désormais à l’application des textes en vigueur. Et une sobriété réglementaire s’impose. Rappelons que l’Union européenne détient un record de production de normes, loin devant les États-Unis et la Chine, qui pourtant avancent vite sur l’environnement.
Début septembre, Mario Draghi a présenté son rapport EU competitiveness : Looking ahead qui propose un plan pour accélérer le rattrapage industriel de l’Europe par rapport aux États-Unis et la Chine. Pensez-vous qu’un tel rattrapage soit possible et à quelles conditions ?
P. M. : Le constat de Mario Draghi est sans appel : le différentiel de productivité s’établit désormais à 70 %. Les entreprises américaines dépensent deux fois plus que leurs homologues européens en recherche et en innovation, un écart d’investissement de 270 milliards EUR par an.
Il s’agit avant tout d’accélérer l’innovation pour réduire l’écart de compétitivité avec les autres blocs, d’acter un plan pour la décarbonation et de limiter notre dépendance dans les technologies et les matières premières. Il est nécessaire d’investir près de 800 milliards supplémentaires pour que l’Europe joue avec les mêmes cartes que ses concurrents. Les États membres doivent travailler sur les modalités de ces investissements : budget européen, fonds souverain pour les technologies stratégiques, conseil européen de l’innovation.
Face à l’IRA et à la concurrence chinoise, il faut mener une véritable politique industrielle. Rattraper notre retard industriel impliquera un choc de simplification et des capacités financières plus importantes. Pour l’heure, les procédures et réglementations européennes, applicables aux technologies et infrastructures renouvelables, bas carbone, restent complexes, ce qui ralentit la mise en œuvre de la transition.
Pour garantir la neutralité technologique, on doit éviter les mesures qui opposent les technologies et contraignent nos choix pour atteindre les objectifs de décarbonation au moindre coût.

La première mandature de la Commission von der Leyen a vu l’adoption du Net-Zero Industry Act. Pensez-vous qu’il soit suffisant, au regard notamment de l’IRA américain notamment ?
P. M. : Si les législations européenne et américaine soutiennent les industries vertes, on note des différences majeures en termes de capacités financières et d’ambitions. Outre-Atlantique, l’IRA est un plan massif de subventions qui s’élève à 369 milliards de dollars alors qu’au niveau européen, le NZIA dispose d’un soutien financier limité, reposant sur les fonds européens existants. Or, ces aides aux coûts d’exploitation sont indispensables pour assurer une rentabilité à certains projets industriels.
En termes d’ambitions, les approches diffèrent aussi. Quand l’UE s’attelle à renforcer son indépendance énergétique, à réduire sa dépendance aux technologies critiques, à édicter toujours plus de normes environnementales, les États-Unis adoptent une tactique plus agressive et protectionniste. L’IRA favorise largement les entreprises américaines à coups de subventions colossales pour produire localement et créer des emplois dans les secteurs de l’énergie. Malgré quelques avancées sur le volet réglementaire, il est peu probable que le NZIA change la donne tant les défis sont importants. On peut citer le maintien de prix durablement élevés de l’énergie en Europe – le prix du gaz européen est d’environ cinq fois celui des États-Unis – ou encore les incertitudes liées à l’efficacité du MACF pour empêcher les fuites de carbone.
Le MACF (mécanisme d’ajustement aux frontières) est un autre élément majeur de rééquilibrage des échanges. Mais beaucoup en redoutent les effets indirects. Peut-on le mettre en œuvre en l’état ou faut-il le faire évoluer ?
P. M. : La mise en œuvre de la taxe carbone européenne s’inscrit dans un contexte de différentiel de prix de l’énergie et de compétitivité entre l’UE et le reste du monde. À court terme, le mécanisme d’ajustement aux frontières pose des difficultés opérationnelles aux entreprises, notamment aux PME. À moyen terme, certaines clauses du dispositif sont à revoir, en particulier la définition d’un mécanisme de compensation pour les exportateurs, la lutte contre les risques de contournement, ou la protection contre les fuites de carbone pour les émissions directes et indirectes.
Si les entreprises françaises sont prêtes à s’engager dans une démarche de réduction forte de leur empreinte carbone, cela ne doit pas se faire au détriment de leur compétitivité. Car cela coûte plus cher. Et il faut être en mesure de compenser ou de récompenser. Le risque étant d’aggraver la désindustrialisation européenne en faisant peser de nouvelles lourdeurs administratives sur les importateurs, accompagnées de procédures toujours plus complexes.
La phase déclarative qui s’ouvre jusqu’en 2025 permettra de mesurer les conséquences de ce dispositif et de le faire évoluer vers une plus grande efficacité.
Le prix du carbone sur les marchés européens est actuellement à un niveau relativement modéré (environ 70 €/tCO2), insuffisant pour rentabiliser certaines techniques, comme le captage et le stockage du carbone. Pensez-vous que ce niveau constitue un bon compromis ? Et que pensez-vous de l’extension de l’EU-ETS aux secteurs du bâtiment et des transports ?
P. M. : Depuis le lancement de l’EU ETS en 2005, le très faible niveau de prix du CO2 constituait un frein au financement de la décarbonation de l’économie européenne, notamment dans l’industrie. Après avoir stagné, le prix du CO2 a atteint un niveau plus robuste mais encore insuffisant pour rentabiliser les grands projets de décarbonation industrielle. Ensuite se pose la question de la soutenabilité du prix pour les secteurs exposés aux fuites de carbone dans un contexte de disparition programmée des quotas gratuits. D’où la pertinence des subventions ciblées à l’image de France 2030. Quant à la mise en place en 2027 de l’ETS2 dans le bâtiment et les transports, elle concernera essentiellement des PME. Depuis le début, le MEDEF soutient le marché du carbone comme un mécanisme qui permet de réduire les émissions au moindre coût. Toutefois, l’impact sur les consommateurs devra être suivi de près. Les mesures redistributives (Fonds social pour le climat) devront toucher les ménages mais aussi les entreprises. Enfin, le bâtiment et les transports sont marqués par une multitude de mesures fiscales, réglementaires ou incitatives qu’il faudra articuler avec cet ETS2 dans une logique d’efficience.
Venons-en la France : une nouvelle Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et une nouvelle Stratégie nationale bas carbone (SNBC) sont attendues. Quelles priorités vous semblent devoir être retenues et quelles inflexions par rapport aux pratiques antérieures ?
P. M. : Le climat d’incertitude doit laisser place à un cap clair. Au regard des enjeux industriels, il devient impératif de relancer les grands dossiers Énergie et conclure rapidement sur les nouvelles PPE et SNBC mais aussi sur le plan national d’adaptation au réchauffement climatique (PNACC). Les entreprises et les filières ont besoin de visibilité pour prendre des décisions de long terme et déclencher les investissements.
Il s’agira ensuite de déployer les conditions nécessaires à la réalisation de ces objectifs. Je pense aux programmes de soutien public, aux appels à projet, aux appels d’offres, et à un cadre réglementaire adapté.
Avancer dès aujourd’hui sur le nouveau programme nucléaire comme sur les appels d’offres de l’éolien offshore ou sur le déploiement des panneaux solaires, permettrait d’atteindre nos objectifs à moyen terme. Notre politique énergétique doit reposer sur le nucléaire et les énergies renouvelables. Et l’on ne peut opposer les solutions si l’on veut parvenir à nos objectifs au moindre coût.

La France souhaiterait voir redécoller son activité industrielle, en s’appuyant sur les industries nouvelles réputées vertes. Quels secteurs vous semblent pouvoir participer à cette relance et à quelles conditions ?
P. M. : Concrètement, la neutralité climatique appelle une multitude de solutions. Elle se fera au travers de l’efficacité énergétique, de l’électrification des usages et du déploiement des énergies renouvelables. La relance industrielle nécessitera aussi des investissements et le développement d’un éventail diversifié bas carbone, incluant l’énergie nucléaire, l’hydrogène bas carbone, le thermique décarboné, le stockage d’électricité ou encore les technologies de capture et de stockage du CO2. C’est en investissant dans les infrastructures que les entreprises et les ménages pourront consommer des énergies bas carbone.
Pour assurer sa réindustrialisation et sa souveraineté, la France devra se positionner et investir sur l’ensemble de chaînes de valeur. Mais il faut aller plus loin, plus vite, alors que la Chine déploie des mesures agressives et des surcapacités sur le solaire, sur les batteries, et désormais aussi sur les électrolyseurs.
Il faut créer les conditions favorables à l’innovation, la production, la commercialisation et l’exportation de technologies bas carbone. Nous devons aller plus loin dans le renforcement de l’autonomie stratégique des entreprises sur le sol européen. Cela passe par exemple par l’empreinte carbone, par le levier de la commande publique, ou encore un Buy European Act.
L’électrification des usages est généralement admise comme le moyen le plus efficace de décarboner notre économie. Mais cette « deuxième révolution électrique » n’a pas commencé et l’électricité stagne à 27 % dans le mix énergétique des consommations finales. Que faudrait-il faire pour sortir plus rapidement de la dépendance aux énergies fossiles ?
P. M. : L’électrification est l’un des leviers principaux pour décarboner notre économie, en parallèle du développement des énergies renouvelables, bas carbone et de l’efficacité énergétique. Mais la reprise de la consommation post-crise énergétique prend plus de temps que prévu et pourrait remettre en cause la faisabilité des investissements.
Si le pic de la crise est passé, les entreprises en subissent encore le contrecoup. Elles ne sont pas en mesure de sécuriser des prix de l’énergie stables et attractifs. Nos entreprises s’exposent à un risque réel de décrochage de compétitivité face à des industries chinoises ou américaines qui continuent à bénéficier de prix bas de l’énergie.
Pour investir, les acteurs économiques ont besoin d’une meilleure planification des politiques industrielles nationales. Simplicité, visibilité et stabilité des prix de l’énergie constituent les leviers clés pour atteindre nos objectifs. Or, le prix de l’électricité n’est pas assez incitatif pour pousser les entreprises à faire leur transition décarbonée.
Tout l’enjeu du cadre post-ARENH réside dans le développement d’offres de moyen terme et des contrats à long terme. Les acteurs passant à l’électrification ont besoin d’un business model positif pour finaliser leurs investissements et s’électrifier.
La priorité donnée au développement des véhicules électriques fait débat. Pensez-vous que la politique actuelle soit la bonne ? L’industrie automobile française est-elle prête à relever ce défi ?
P. M. : Les entreprises soutiennent sans réserve l’objectif de décarbonation de l’UE en vue de limiter le réchauffement climatique à +1,5 %. Elles sont déterminées à produire, commercialiser et exporter des solutions compétitives.
Cependant, l’industrie automobile est sur une ligne de crête. C’est un secteur pleinement engagé dans sa transformation, dont la complexité technologique ne doit pas être sous-estimée.
Malgré les défis que présente le pilotage de la transition, on déplore la légèreté avec laquelle l’Europe a légiféré sur la fin du moteur thermique. Sans réelle étude d’impact, la trajectoire décidée ne correspond ni au temps industriel, ni à la réalité d’un marché comportant des imprévus. Je pense aussi à la proposition de loi Adam qui fixait des objectifs prématurés et très ambitieux pour électrifier le parc automobile. Cette proposition de loi ne tenait aucun compte des freins opérationnels et économiques qui subsistent encore et expliquent des retards dans l’atteinte des objectifs de verdissements des flottes.
Alors que la France poursuit l’objectif d’électrifier son parc automobile d’ici 2035, la stratégie actuelle doit apporter stabilité et cohérence pour se réaliser.